8 juin 2013

« Nous sommes tous sous une enquête permanente »

Garry Kasparov dénonce la dérive dictatoriale du président russe

Genève, le 6 juin 2013 - L'ancien champion du monde d'échec et opposant au président Vladimir Poutine explique qu'il préfère ne pas retourner pour l'heure en Russie de peur d'être arrêté. Il a reçu à Genève le Prix Abram pour les droits de l'homme de l'ONG UN Watch.

Accusé de fraude, l'avocat russe Sergueï Magnitski est décédé en détention administrative en 2009. C'est après avoir déposé une plainte contre plusieurs hauts responsables russes pour fraude fiscale au détriment d'une société américaine que ses ennuis ont commencé. En décembre 2012, les Etats-Unis ont adopté la loi Magnitski permettant de sanctionner les Russes qui, selon Washington, violent les droits de l'homme.

- Le Temps: L'économiste libéral russe Sergueï Gouriev vient de se réfugier en France de peur d'être arrêté. Vladimir Poutine dit qu'il peut rentrer en toute sécurité, à moins qu'il n'ait des problèmes judiciaires. Qu'en pensez-vous?
- Garry Kasparov: Les mots de Poutine me rappellent ceux de Staline: «Personne ne doit s'inquiéter, à moins qu'il n'ait fait quelque chose de mal». C'est une dictature. La Russie achève la transition d'une dictature de parti vers la dictature d'un seul homme. Mr Gouriev était un membre important d'un groupe d'intellectuels qui ont longtemps servi le régime en créant la documentation économique et financière pour le faire fonctionner. Une dictature de parti unique nécessite beaucoup d'intelligence pour justifier son pouvoir d'Etat. La dictature d'un homme seul nécessite des bouchers et des chiens qui aboient. L'environnement politique change.

- Et vous, vous sentez-vous en danger?
- Tout le monde est en danger.


- Vous pensez quitter la Russie?
- Je suis à Genève, je ne suis pas là-bas.


- Mais pensez-vous retourner en Russie?
- Un jour, oui. Mais pas ces prochains temps.

- Vous pensez rester ici à Genève?
- A Genève? Non, non. Je réside à New-York et je voyage à travers le monde. Je voyage en permanence. Nous sommes tous sous une enquête permanente.


- Quelle enquête?
- Contre les activistes politiques. Chaque jour, vous lisez davantage d'informations sur des arrestations, des détentions, des interrogatoires. Le régime est sur une pente descendante, le train ne peut que prendre plus de vitesse. Une dictature doit éliminer non seulement ses vrais ennemis, mais aussi ceux qui sont imaginaires. Je crains qu'Alexeï Navalny (principal opposant à Vladimir Poutine) et les manifestants de la place Bolotnaïa arrêtés l'an dernier soient tous jetés prison. Il n'y a pas de vie politique en tant que tel en Russie, du type que vous considérez ici normal. Il n'y a pas de campagnes, de débats, de collectes de fonds, d'élections. Tout dépend de certaines personnes. On peut vous permettre d'y participer avec un impact limité seulement si vous êtes 100% loyal. Si vous n'êtes pas totalement loyal aux gars au sommet, vous pouvez être en danger.


- Lors des manifestations de ces derniers mois, comme le 6 mai dernier à Moscou, on ne vous a plus vu. Certains s'étonnent de cette absence.
- Je n'étais pas à Moscou le 6 mai.


- Vous préférez rester en retrait à présent.
- La question est de savoir comment être utile. Je suis l'un de ceux qui pousse le cas Magnitski aux Etats-Unis et en Europe. C'est une épine qui affecte le régime. Les gens dans la rue le 6 mai ne changent pas l'équilibre. Ma voix à l'étranger, dans ce cas, est plus forte. Elle est entendue en beaucoup de lieux. Pousser le cas Magnitski est la menace la plus forte contre le régime Poutine.


- L'une des forces de Poutine est le manque d'opposition structurée. Celle-ci est divisée, aucune personnalité n'émerge...
- (Irrité) Vous faites trois déclarations en une phrase et chacune d'elle est questionnable. Commençons par la priorité. Qu'en est-il d'Alexei Navalny? S'il pouvait participer à des élections, s'il pouvait passer à la télévision, alors il obtiendrait un énorme soutien. Je ne parle pas de débat, Poutine ne participe pas à des débats. Ce type est en prison. Et vous me dites qu'il n'y a personne en Russie? L'opposition est divisée? Qu'est-ce que cela veut dire divisé? Les gens vont en prison aujourd'hui. Les gens en Suisse, aux Etats-Unis se querellent sur certaines lignes de certains documents, ils peuvent être en désaccord et pourtant former une coalition.
En Russie, si vous êtes en désaccord vous avez affaire au KGB, vous êtes un ennemi politique. C'est une machine policière. On peut dire que la force de Poutine est le manque d'opposition, oui, comme pour Bachar al-Assad. Kadhafi, Hitler étaient aussi sans opposition. C'est la force des dictateurs, c'est aussi leur faiblesse. Si vous ne laissez pas les gens décider par les urnes, ils se tournent vers d'autres moyens. Espérons que ce ne soit pas des balles. Votre question implique que l'opposition russe au régime n'en fait pas assez pour s'assembler et gagner des élections. Il n'y a pas d'élections en Russie. C'est un fait. Pour beaucoup de mes amis, collègues, parents, on parle de survie. Quand on vit dans la menace d'une arrestation imminente, ou la menace qu'on enlève vos enfants, votre échelle d'évaluation est très différente. Pourtant des dizaines de milliers de personnes descendent toujours dans la rue. Ce n'est pas énorme, mais 30 000 personnes qui osent se réunir alors qu'il peut leur en coûter, c'est impressionnant.


- Comment voyez-vous votre avenir politique?
- J'ai été clair dès le premier jour. Je ne suis pas un politicien, mais un activiste des droits de l'homme. Je travaille avec d'autres groupes et activistes dans le monde, j'ai succédé à Vaclav Havel à la présidence de la Fondation pour les droits de l'homme. J'aide la Russie en poussant la Magnitski qui, si elle était votée en Europe, pourrait être une balle mortelle pour le régime Poutine.


- Comment faire voter cette loi par les Européens?
- Il faut un pays en Europe de la zone Shengen. Ok, je ne pense qu'il y en aura un car tout le monde a peur de Poutine.


- Avez-vous identifié les pays susceptibles de vous suivre?
- C'est prématuré de donner des noms. C'est une décision majeure. Il pourrait s'agir d'un groupe de pays car je doute qu'aucun pays oserait le faire tout seul. Mais c'est le plus grand champ de bataille. La machine de propagande russe, les diplomates, les lobbyistes, travaillent dur en Europe et aux Etats-Unis pour limiter les effets de la loi Magnitski. C'est la priorité du régime Poutine. Je peux faire une différence en pointant du doigt la politique honteuse des gouvernements européens qui prétendent que tout va bien en Russie.


- Comment voyez-vous l'avenir de Poutine? Va-t-il rester au pouvoir encore quatre ans, dix ans, plus?
- Les dictateurs meurent au pouvoir. Il ne peut pas survivre en dehors du Kremlin. C'est comme une cage dorée. C'est l'homme le plus riche du monde, peut-être le plus puissant. Mais il n'a pas de vie en dehors du Kremlin. Combien de temps va-t-il y rester? Certains pensent dix ans. Quatre ans est le maximum que je lui donne. Nous vivons dans un monde qui change rapidement. Je ne pense pas que l'évolution de l'économie et la croissante fatigue des Russes à son égard lui permettront de rester davantage. Mon souci n'est pas de savoir combien de temps il reste au pouvoir, mais les effets de ce pouvoir. Plus il reste, plus il commet de crimes, plus il y a de colère dans la société, et plus forte sera l'explosion. C'est la dernière chose que je veux pour la Russie et malheureusement Poutine fait tout pour qu'elle se produise. Les révolutions en Russie n'aboutissent à rien de positif. Dans quatre ans, ce sera le 100e anniversaire de la révolution... Certains disent, c'est cabalistique, qu'il faut s'attendre à quelque chose de terrible en 2017. Jusqu'ici, Poutine a assez d'argent grce au prix du pétrole pour calmer les gens. Mais cela ne va pas durer, la Russie est engagée dans une voie sans issue. Les jeunes en particulier voient que ce régime ne leur offre aucun futur. C'est la stagnation. Il y a un groupe de bénéficiaires, mais la majorité des gens ne font que survivre et je crains que cela se termine comme en 1917.


- Où sont passés les «libéraux»?
- A maints égards, vous pouvez voir les libéraux comme les hommes de mains du gang d'Al Capone. Faire de l'argent ne fait pas de vous un libéral, ils font partie du même groupe. Une mafia efficace a besoin de tueurs, de terroristes, mais aussi de comptables. Il n'y a pas de libéral à mon sens dans l'équipe de Poutine. Le terme de libéral ne s'applique à aucune personne ayant servi ce régime.


- Vous n'avez jamais cru à la répartition des rôles entre un Poutine garant de la fierté nationale et Medvedev le libéral?
- Medvedev n'est que l'ombre de Poutine, rien de plus. Il était quatre ans au sommet du pouvoir, il aurait pu d'un coup de crayon éliminer Poutine, il n'a rien fait. Il est toujours resté le loyal serviteur de Poutine.


- On parle beaucoup de fuite des cerveaux en ce moment...
- C'est un fait. Le plus grand exode depuis 1917, surtout des jeunes biens éduqués.


- Pourtant, ils vivent bien, ils appartiennent aux couches privilégiées.
- Oui, mais ils sentent qu'un tsunami pourrait se produire. Le risque est de 50/50. Mais vous ne voulez pas rester si la probabilité d'être balayé est si grande.


- Les responsables russes disent qu'ils ne sont pas représentatifs. Il y a Moscou et le pays réel, la Russie profonde qui est pro-Poutine.
- Qu'est-ce que la Russie réelle et combien de personnes soutiennent Poutine? Seules des élections propres permettraient de le savoir. En mars 2012, lors de la soit disant élection de Poutine, j'étais un observateur au bureau de vote près de mon appartement à Moscou, un bureau assez représentatif. J'y suis resté jusqu'à 4 heures du matin pour le décompte. Vladimir Poutine avait 32,5% des votes, je l'ai vu de mes yeux. Peut-être avait-il plus ailleurs à Moscou. Le résultat officiel était de 47% à Moscou. Je ne le crois pas. Je ne crois pas non plus au 64% à l'échelle nationale. Je ne crois pas à ces statistiques, je ne crois pas à la télévision qui montre des manifestations de soutien à Poutine. Peut-être a-t-il encore une certaine popularité, mais elle s'est réduite depuis un an.


- Poutine, dit-on en Russie, a rendu leur fierté aux Russes après une décennie de chaos de l'ère Yeltsine. Le nationalisme, n'est-ce pas ce qui fait son succès?
- C'est ce qu'on entend à la télévision, de la propagande. Mais que pensent les Russes qui cherchent des moyens de survivre. La Russie ne fonctionne pas comme un Etat, c'est une organisation mafieuse. Il y a des groupes d'intérêts dont la prospérité dépend de leur proximité de Poutine.


- Pourtant la rhétorique anti-occidentale, ou anti-américaine, est populaire.
- Si vous contrôlez à 100% la télévision, vous pouvez vendre tout ce que vous voulez. Reste à voir ce que la population achète vraiment. Beaucoup d'ignorants le feront si vous entendez ce discours sept jours sur sept, 24h sur 24. Les attaques sont surtout anti-américaines. C'est une façon de se sentir puissant, Poutine peut se comparer avec la plus grande puissance.


- Il reste toutefois quelques médias indépendants et des journalistes critiques. C'est une réalité.
- Quel pourcentage? C'est insignifiant. Vous parlez de segment minoritaire à la radio et sur Internet. La majorité des Russes, comme ailleurs, regarde la télévision. Internet n'est pas un instrument de pouvoir politique aussi puissant. Même Internet est de plus en plus contrôlé par l'Etat.


- Il y avait un sommet Russie-UE en début de semaine. Quelle relation devrait établir l'Europe avec Poutine?
- Je pense que l'Europe se prépare à célébrer le 70e anniversaire de Munich. En 2018, ce sera bien d'inviter Poutine et Loukachenko et accepter toutes leurs demandes. L'UE a certaines règles. La loi Magnistski est quelque chose que l'UE doit aux Russes mais aussi à sa propre population car c'est une façon de protéger l'intégrité de son système politique.


- Et que pensez-vous des excellentes relations entre la Suisse et la Russie?
- Je n'en doute pas. La Suisse a toujours eu de très bonnes relations avec beaucoup de pays, y compris l'Allemagne nazie. Ok, c'est de l'histoire. Je ne crois pas que la Suisse soit partie de ce jeu.


- Beaucoup d'argent russe semble affluer ou transiter par la Suisse.
- J'en suis certain, même si je n'ai pas d'information particulière à ce propos.


- Quelle impression cela fait de se promener au centre de Genève et d'entendre parler le russe...
- Il y a des Russes partout.


Source : Le Temps, propos recueillis par Frédéric Koller

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