au 5ème Geneva Summit
L’un des Congolais les plus connus à l’étranger est le médecin chef de
l’hôpital Panzi, au Sud Kivu, le gynécologue Denis Mukwege. Il y a plus de dix
années que je l’ai rencontré et son hôpital, hélas, au fil du temps, s’est
agrandi, jusqu’à devenir un hôpital de
référence pour les femmes qui ont été victimes de violences sexuelles, ainsi
qu’une autre institution, l’hôpital Heal of Africa à Goma. Plus de 30.000
femmes ont suivi des traitements dans les services du Dr Mukwege, une petite
partie des femmes en détresse au Sud Kivu qui, pour la plupart n’ont pas les
moyens de faire le déplacement.
Elles souffrent des séquelles du viol, de problèmes gynécologique et
aussi de la fistule, cette destruction de l’appareil vaginal et urinaire qui
entraîne des troubles de la miction, de l’incontinence et transforme les
victimes en parias dans leur milieu, d’où elles sont chassées. C’est à travers
le Dr Mukwege et d’autres médecins que j’ai découvert la tragédie des femmes
congolaises et essayé de retracer l’historique de leurs souffrances.
Historique
Il importe de rappeler que le viol n’appartient pas à la culture ses
peuples des Grands Lacs. Lors des troubles des années 60, les combattants Mai Mai
(guerriers traditionnels) se voyaient interdire tout contact avec les femmes
avant d’aller au combat.
Certes, dans cette région comme
dans bien d’autres, le machisme existe, les femmes accomplissent des travaux
lourds, se marient trop jeunes, ont trop d’enfants, sont quelquefois
maltraitées par leur mari. Mais le viol n’est pas une pratique séculaire,
un « accès de sauvagerie »
comme on ose parfois le dire trop vite. Il est un phénomène récent, qui s’est
répandu dans la société comme une épidémie.
La pratique du « viol comme arme de guerre » et de
destruction massive a commencé au Rwanda, lors du génocide de 1994. On a
découvert alors que les miliciens Interhahamwe ne se contentaient pas de
mutiler, frapper, et finalement achever les civils tutsis : ils se
livraient au viol systématique des femmes, les gardant quelquefois comme
esclaves sexuelles. Et aux survivantes, ils inoculèrent le VIH et autres
maladies vénériennes. Le but était bien
le génocide : faire disparaître un groupe ethnique, les Tutsis,
hypothéquer sa capacité de survie. Il a fallu du temps pour que la justice internationale, au TPIR
se saisisse de cette dimension du
génocide car dans un premier temps, cet aspect était passé sous silence.
En 1994, fuyant le Front patriotique rwandais composé de Tutsis exilés,
deux milllions de Hutus, civils, miliciens et militaires confondus, se
transportent au Kivu, où ils vivent dans des camps de réfugiés et où les femmes
sont souvent victimes de violences.
En 1996-1997 le Rwanda lance une offensive sur ces camps, plus d’un
million et demi de Hutus restent au pays
mais les plus radicaux s’incrustent au Congo. En 1998 ils participent à
la deuxième guerre, puis s’installent au Kivu où des groupes armés, vivant
dans la forêt, tentent de prendre le contrôle de carrés miniers où ils obligent
les paysans à travailler pour eux et à extraire des minerais, dont le colombo
tantalite, qui deviendra leur trésor de guerre.
Généralisation de la pratique
C’est alors, vers 1999-2000 que la terreur commence à régner au nord et
au Sud Kivu : des gynécologues comme Mukwege constatent qu’il ne s’agît
plus seulement de viols massifs, mais de tortures et d’humiliations : on
tire dans le vagin des femmes, on découpe des fillettes, on viole des femmes âgées,
on jette du plastique fondu dans le vagin…Tout cela se passe en public, sous le
regard du mari humilié et impuissant, sous les yeux des enfants, des voisins.
Quelques cas de cannibalisme forcé sont même signalés. On n’est plus là dans la recherche du plaisir sexuel, mais de l’humiliation, du contrôle d’une population sur une autre : les groupes armés asseoient leur autorité en violant, en brisant la résistance de populations paysannes dont ils veulent contrôler les terres riches en minerais, qu’ils veulent obliger à travailler à leur profit.
Ces miliciens hutus, de l’avis général, sont les plus cruels. Mais ils
ne sont pas seuls : l’armée rwandaise et ses alliés locaux, qui occupe le
Kivu jusqu’en 2002 et traque les
miliciens hutus se livre aussi à des massacres de civils, mais pas à des viols
systématiques.
Par ailleurs, la pratique du viol se répand comme une épidémie, encouragée par l’impunité. La guerre a détruit le système judiciaire, la corruption, le manque de moyens ont fait le reste : les violeurs sont assurés de ne jamais être sanctionnés. Au fil des années, les groupes armés se multiplient : ils sont d’origine rwandaise, mais aussi congolaise. La possession d’une arme donne tous les droits et pour terroriser les civils, tous adoptent les mêmes pratiques : recruter des garçons pour en faire des enfants soldats, emmener les filles comme esclaves sexuelles, violer, mutiler pour pouvoir régner par la terreur.
Cette épidémie du viol gagne aussi les militaires congolais, assurés eux
aussi de l’impunité. En outre, répudiées par leur mari, chassés de leur village
les femmes échouent souvent en ville, sans moyens, malades et certaines d’entre
elles, malades, sont obligées pour survivre de se livrer à la prostitution.
Situation au Nord Kivu depuis l’éclatement de la nouvelle guerre
En avril 2012, une nouvelle rébellion est apparue au Nord Kivu, le M23
composée d’officiers tutsis proches du Rwanda. Elle a pris le contrôle d’une
partie du territoire et menace toujours de revenir à Goma, conquise le 20
novembre 2011.
Pour les femmes, cette nouvelle guerre a empiré la situation : les
déplacés de guerre sont entre 600.000 et un million, des gens qui vivent sous
les bâches, des abris précaires. Dans ces camps, les femmes sont très
vulnérables : sitôt qu’elles sortent pour aller chercher du bois de feu,
elles sont attaquées et violées par des groupes armés. Même dans les camps il y
a des cas de violences sexuelles. En outre les recrutements d’enfants soldats
ont repris, plus de 600 écoles occupées par des militaires ou des déplacés sont
hors d’usage. Malgré leurs déclarations, les rebelles pratiquent aussi la
violence à l’encontre des civils : ils imposent des taxes aux barrières
douanières, menacent ceux qu’ils
soupçonnent de leur être hostiles, provoquent la fuite des déplacés. L’armée
gouvernementale a reçu des consignes mais malgré tout elle se livre elle aussi
à des pillages, des exactions contre les civils. Depuis le Nord Kivu jusqu’au
Katanga, les nombreux groupes armés qui se sont développés ont tous adopté les
mêmes pratiques, certains d’entre eux, les Raia Mutomboki se livrant, à
l’encontre les Hutus rwandais et Congolais à des massacres particulièrement
horribles.
Rôle de la communauté internationale
Depuis 2002 une force des Nations unies (Monuc puis Monusco, 17.500 hommes,
un milliard 200 millions par an…) est déployée au Congo. Son mandat, très
restreint, est de contribuer au maintien de la paix et d’assister les forces
congolaises. Mais force est de constater
que malgré certains efforts - accompagner les femmes au marché, multiplier les
campagnes de sensibilisation, publier des rapports - la force onusienne ne protège pas réellement
les femmes ; elle arrive dans les villages attaqués lorsque tout est terminé et les bases militaires ne
sont pas ouvertes aux villageois menacés. En outre, dans les forêts reculées,
les patrouilles onusiennes sont rares et impuissantes.
C’est ce qui désespère un homme comme le Dr Mukwege et d’autres
activistes : le problème est connu, la Marche Mondiale des femmes s’est
même transportée à Bukavu, des vedettes de Hollywood ont fait le voyage, les
pétitions se multiplient, mais la situation change peu sur le terrain.
Quelles ébauches de solution ?
Prendre le problème à la racine : restaurer l’autorité de l’Etat,
appuyer les autorités locales, renforcer les juridictions militaires (elles
commencent à se multiplier), mettre fin à l’impunité et multiplier les
tribunaux civils. Rapatrier au Rwanda
les miliciens hutus qui furent à
l’origine du problème. Modifier le mandat de la force des Nations unies ou
renforcer ses effectifs par unités plus combatives.
Décourager, par une action internationale déterminée, toutes les
tentations de prendre le pouvoir par les armes et d’imposer ainsi, une fois de
plus, le règne de l’impunité. Réguler et
contrôler le commerce des minerais, non par des embargos contre productifs,
mais par l’assainissement des filières d’exportation.
Je suis personnellement convaincue du fait que tout est lié : des
solutions humanitaires, compassionnelles, inspirées par l’étranger ne suffisent pas, les
dénonciations « Bukavu capitale du viol… » sont infamantes. Il ne
faut pas contourner l’ Etat congolais mais le renforcer, l’épauler, car en
définitive, ce sont les autorités locales qui ont le devoir de protéger leur
population, il faut renforcer les institutions et en particulier la justice et
le système de sécurité. Et enfin surveiller efficacement la frontière entre le
Congo et ses voisins, afin d’empêcher les infiltrations d’hommes armés et les
exfiltrations de ressources naturelles afin de tracer le cadre d’une vraie
coopération entre Etats.
Lors des accords de 2009, le Rwanda et le Congo avaient conclu des
accords de sécurité et la situation régionale s’était améliorée, malgré les
critiques. Il faudra un jour ou l’autre revenir à l’ esprit de ces accords
et la communauté internationale peut donner aux deux pays des garanties de
sécurité, qu’il s’agisse de soutien économique, d’aide à la réinsertion, et de
soutien systémique aux femmes de la région, en matière d’éducation, de promotion
sociale, de revenu économique. Afin que
les courageuses femmes du Kivu ne soient plus caricaturées comme des victimes,
des martyres, mais des citoyennes, des productrices de richesse. Ce qu’en
réalité elles n’ont jamais cessé d’être.
Merci de ce texte qui rétablie beaucoup de vérités et dont je partage l'analyse.
RépondreSupprimerEn revanche, je ne suis pas sûr d'être d'accord avec la conclusion. Est-il vraiment du rôle d'acteurs étrangers de renforcer un Etat qui clairement faillit à remplir ses fonctions et devoirs les plus basiques, non par manque de moyen - ou pas seulement -, mais surtout par simple manque de volonté, voire par complicité dans ce qui se passe à l'Est du Congo.
A partir de là, que faire ? Je me pose souvent la question.
Il me semble que le mieux qui puisse être fait à ce stade et dans ce genre de situation extrêmement complexe par sa nature politique (aux niveaux locaux, nationaux, régionaux et internationaux), et au-delà des actions sensibilisatrices dans nos communautés, est une assistance réfléchie aux petites et moyennes organisations et associations locales qui militent pour le droit des femmes, et les assistent médicalement, socialement et économiquement.
C'est un apport minuscule dans un océan de problème, mais c'est le seul à mon sens qui semble être justifié et qui ne viole pas, ou presque jamais (car on pourra trouver des exemples qui prouvent malheureusement le contraire) de principes essentiels de non-intervention, d'auto-détermination etc.
J'ai aussi une question plus ou moins liée, quant au travail du Dr. Mukwege. Je l'ai entendu dire qu'il avait remarqué que les techniques de tortures étaient souvent systématiquement liées à des groupes armés spécifiques, dans des locations géographiques précises, ce qui serait une preuve, s'il en manquait encore, que le viol est bien une stratégie de guerre, utilisée pour perpétrer des crimes contre l'humanité, voire des actes génocidaires. Avez-vous plus d'informations à ce propos, et de quelles sources (recherches écrites, rapports etc.)?
Merci beaucoup, je suivrai vos activités.
Bien à vous,
PLC